Les médias indépendants et les ONG en Asie centrale continueront à faire face au renforcement du contrôle de l’État, aux difficultés économiques, ainsi qu’à la réduction du soutien externe des donateurs étrangers, prévoient les experts. Selon eux, dans un avenir proche, ces organisations seront confrontées à des difficultés financières et juridiques qui menaceront leurs opérations.
Alors que les arrestations des journalistes indépendants au Kirghizstan deviennent tristement plus fréquentes, les réformes introduites par l’État sur les médias indépendants ont conduit certains journalistes à apporter un changement de leur ligne éditoriale en faveur du gouvernement.
Azat Rouziyev, formateur dans le domaine journalistique et cofondateur de Bashta, média kirghiz d’envergure qui compte plus de 10 000 abonnés sur les réseaux sociaux, a partagé sa position concernant cette situation.
Un renforcement du contrôle d’État sur les médias indépendants
Selon Azat Rouziyev, cofondateur de l’agence de médias Bashta au Kirghizstan, le renforcement d’un appareil d’État répressif ayant l’objectif de discréditer les journalistes représente la principale menace pour les médias indépendants en Asie centrale. Il existe encore un important nombre de médias indépendants qui continuent à travailler mais la pression est énorme. En Asie centrale, il existe une machine répressive et autoritaire qui lutte contre les journalistes, les diffament, les discréditent. Azam Rouziyev a partagé son point de vue avec Novastan.
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Selon Azat Rouziyev, les difficultés financières pèsent lourdement sur les médias indépendants : les annonceurs au Kirghizstan ne sont pas prêts à collaborer avec les médias critiques envers le gouvernement. Par conséquent, ces derniers sont contraints d’éviter les sujets politiques ou d’abandonner la critique des autorités.
« Cela signifie qu’il est impossible de parler de politique de manière critique, ni de manière neutre, mais uniquement de façon positive. Cela n’apporte rien de positif au pays : si l’on ne peut pas exprimer une opinion, si l’on ne peut pas présenter des critiques, cela nuit non seulement à la société mais aussi à l’État lui-même », souligne Azat Rouziyev.
Des financements suspendus
En outre, il est important de noter que les États-Unis ont récemment suspendu les financements des publications indépendantes dans différents pays, ce qui constitue déjà de graves problèmes notamment au Kirghizstan. Le décret selon lequel tous les organismes gouvernementaux fédéraux doivent suspendre l’aide aux États étrangers pendant 90 jours est entré en vigueur le 24 janvier dernier et s’applique, entre autres, au financement étranger du Département d’État et de l’agence des États-Unis pour le développement international USAID.
Les médias kirghiz, qui de surcroit font face à un manque de ressources, se sont retrouvés dans une situation d’incertitude. Selon certains experts, sans un financement approprié, les publications indépendantes locales peuvent faire face non seulement à la réduction du personnel, mais aussi à la dégradation de la qualité du contenu et même à la fermeture.
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Il convient de mentionner que le Kirghizstan avait auparavant le potentiel nécessaire au développement libre des médias : les politiciens européens considéraient le Kirghizstan comme « une île de démocratie en Asie centrale ». Cependant, la pression actuelle sur les journalistes compromet 30 ans de progrès dans le domaine du journalisme indépendant, souligne Azat Rouziyev : « Il y avait des conditions favorables au développement libre des médias au Kirghizstan, où par exemple l’institut du journalisme libre et indépendant s’est formé en 30 ans avec de nombreux professionnels de haute volée. »
Une diminution de la confiance envers les média traditionnels
L’expert souligne qu’au Kirghizstan, comme dans le reste du monde, la confiance dans les médias traditionnels diminue, alors que la popularité des blogueurs, au contraire, augmente. Le besoin d’informations indépendantes reste présent, mais les consommateurs tendent davantage à chercher des réponses simplifiées plutôt qu’une analyse objective.
« Il ne s’agit pas seulement du Kirghizstan, c’est un phénomène qui s’inscrit dans une tendance mondiale. Généralement, la confiance dans les médias diminue au profit des blogueurs individuels », déclare le cofondateur de Bashta.
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Selon Azat Rouziyev, le public moderne privilégie les formats courts en vidéo au lieu des publications traditionnelles imprimées, télévisées ou radiophoniques. Cependant, cet outil pourrait être considéré comme une épée à double tranchant : les mêmes méthodes sont activement employées par les médias gouvernementaux et de propagande.
« Le consommateur regarde la vidéo, comme celles qui sont proposées dans Bashta. Et d’un côté, c’est positif – nous essayons de vérifier les faits, de vérifier les informations et de ne couvrir que des sujets vraiment importants », explique-t-il. Cependant, il ajoute que la disponibilité de formats vidéo courts en fait un outil pratique pour la manipulation : « Si les réseaux sociaux permettent de toucher un vaste public, les canaux de propagande peuvent également en profiter – et ils le font avec succès. »
L’évolution de la consommation médiatique
Les jeunes sont de moins en moins intéressés par l’actualité et la politique. Afin de capter leur attention, les journalistes doivent chercher de nouvelles approches.
« Par conséquent, il est nécessaire d’innover et d’adopter de nouvelles façons de les attirer, de faire ce qu’on appelle dans l’espace russophone « l’infotainment » (une façon de présenter l’information qui mélange à la fois le divertissement et l’information du public, ndlr). On captive, on amuse, parfois en étant un peu provoquant, et en même temps on informe. Sinon, il n’y a aucun moyen d’attirer l’attention des jeunes, ni de leur transmettre les événements importants qui se déroulent dans le pays », explique Azat Rouziyev.
En même temps, la consommation des médias connait un essor, mais cela ne signifie pas que les gens s’informent davantage via le journalisme conventionnel. Au contraire, les consommateurs font de plus en plus confiance à des personnalités spécifiques, plutôt qu’à des médias en tant qu’institutions. « Je prédis une « personnalisation » dans les publications : les gens seront plus attachés à des figures médiatiques qu’à des rédactions entières. Ce phénomène est déjà en marche dans le monde entier », a-t-il souligné.
L’affaiblissement de l’intérêt pour les médias traditionnels pourrait être également associé à la situation économique actuelle au Kirghizstan. La hausse des prix des aliments et du logement oblige les citoyens à chercher des contenus plus légers et positifs pour échapper à un climat angoissant. « Il est évident que les gens en ont assez de la politique, ils préfèrent se tourner vers un contenu plus divertissant. La vie est devenue très chère, l’écart entre les riches et les pauvres augmente rapidement, l’injustice est omniprésente. Alors quand on ouvre son téléphone, on cherche à se distraire et c’est là que les algorithmes jouent un rôle majeur, en anticipant nos besoins mieux que nous-mêmes », estime-t-il.
L’usage de la technologie et de l’intelligence artificielle dans les médias
Les médias kirghiz modernes s’adaptent activement aux changements technologiques, surtout en matière d’intelligence artificielle (IA) pour la création de contenu visuel. L’un des exemples les plus étonnants est une vidéo disponible sur la chaîne TikTok de Bashta, racontant l’histoire d’une femme qui a été victime de violences. Cette vidéo a atteint plus d’un million de vues.
« L’une des vidéos les plus populaires, ayant dépassé le million de vues sur TikTok, a été entièrement générée par l’intelligence artificielle. C’était l’histoire d’une femme qui a survécu à la violence, avant d’être brutalement assassinée. Nous n’avions aucune image d’elle, seulement une photo qui a été utilisée pour générer tous les autres matériaux visuels. Et la vidéo a circulé », raconte le cofondateur du média.
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En outre, l’intelligence artificielle est également utilisée pour vérifier l’information et analyser de grands ensembles de données. Cependant, les journalistes portent une attention particulière aux aspects éthiques de l’utilisation et informent le public à l’avance de l’utilisation de l’IA : « Nous surveillons en permanence comment générer des vidéos de manière responsable et dans quelle mesure c’est éthique. Nous indiquons toujours si un contenu visuel a été créé à l’aide de l’IA : le spectateur doit en être conscient », souligne Azat Rouziyev.
La lutte contre la désinformation
D’un côté, ces technologies facilitent le travail des journalistes. Parallèlement, elles pourraient également apporter de nombreux problèmes, notamment en matière de désinformation.
Comme le souligne le directeur de Bashta, il est difficile de lutter efficacement contre le flot incessant de fausses informations. Même lorsque les journalistes parviennent à les démentir, cela influence rarement la perception du public : « Nous avons des médias comme Factcheck, ainsi que d’autres, qui tentent d’informer et de rétablir la vérité. Mais nous savons que cela reste peu efficace… Une fois qu’un mensonge s’est propagé, plus personne ne se soucie de savoir ce qui s’est réellement passé ni à quel point c’était faux. »
Comment les journalistes indépendants peuvent-ils se défendre ?
Selon le cofondateur de Bashta, la meilleure façon de protéger les journalistes contre les attaques et les persécutions politiques serait que l’État cesse d’exercer des pressions sur les médias indépendants.
« L’État lutte ouvertement contre les publications indépendantes. En 2023, nous avons perdu 50 places dans le classement de la liberté de la presse », rapporte Azat Rouziyev.
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Alors qu’aujourd’hui, les journalistes kirghiz « ne peuvent compter que sur eux-mêmes », il estime que le soutien des organisations de défense des droits de l’Homme, l’assistance juridique et la stabilité financière jouent un rôle important. « Les journalistes ont besoin d’un soutien psychologique, de l’assistance d’avocats, d’un plan B, et d’une stabilité financière », affirme-t-il.
La cybersécurité reste un élément crucial. Les journalistes doivent analyser les menaces et les vulnérabilités, sécuriser leurs données personnelles, car cela peut affecter l’ensemble de leur rédaction. « Il est essentiel de savoir où et comment enregistrer ses informations, car sinon elles peuvent être utilisées contre un journaliste ou son média », prévient Azat Rouziyev.
Les perspectives des médias indépendants en Asie centrale
Pour les médias indépendants actuels, il est important non seulement de conserver une stabilité, mais aussi d’introduire des innovations de façon constante. « Le plan de Bashta est très simple : nous voulons lancer une version en kirghiz, renforcer notre stabilité en tant qu’institution, et surtout expérimenter sans cesse », confie Azat Rouziyev.
Selon lui, dans un environnement médiatique qui évolue constamment, il n’existe pas de solution prédéfinie pour garantir la stabilité des médias, cette résilience passe par des tentatives et par des erreurs.
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Il estime également que le durcissement envers les médias indépendants au Kirghizstan et dans d’autres pays d’Asie centrale va se poursuivre à tel point que cela obligera les journalistes à adopter des stratégies différentes.
« Il est évident que la pression va s’intensifier. Partout, les restrictions se renforcent. Les journalistes doivent être prêts à surmonter ces évolutions et avoir un plan B, préférablement plusieurs », prévoit-il.
Post Malonewski
Rédacteur pour Novastan
Traduit du russe par Lisa D’addazio
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